Derrière son bureau, le psychiatre appuie sur le bouton ‘enregistré’ du magnétophone tandis que sa main feuillette les pages d'un dossier. Il a l’air grave et sûr de lui. Ce n’est pas son premier patient et encore moins le premier cas de schizophrénie qu’il traite, pourtant quelque chose semble le perturber. Lentement, il commence à relire ses notes à voix haute, cherchant sans doute des réponses à ses interrogations.

« Note 1. Jac est un patient schizophrène de type paranoïde. Ses délires et ses hallucinations sont quasi permanentes. Il est de ce fait bien rare de voir qui est vraiment Jac, derrière le monde fantasmagorique dans lequel il évolue depuis le début de ses symptômes schizophrènes. J’ai également noté que ses hallucinations étaient principalement d’ordre auditif, bien que parfois également visuelles. Si la plupart des schizophrènes ont une relative anxiété face aux contenus de leurs hallucinations, le cas de Jac est bien différent puisqu’il les vit sur un mode euphorique. Cela l’amène par ailleurs à ne ressentir aucune persécution dans l’intrusion de ces voix, mais bien à se lier d’amitié avec elles. Sujet à un délire mystique, Jac se pense douer d’un pouvoir surnaturel, à savoir : l'invisibilité. Je pense qu'on peut d'ailleurs y inclure un délire nihiliste. »

Il avance un peu plus la bande.

« Note 2. Quand Jac est arrivé au sein de l'établissement, j'ai remarqué chez lui un besoin de s’exprimer de manière distante. C'est sans doute une manière pour lui de ne pas s’impliquer dans la réponse fournie ou pour tout autre raison, une continuité dans son délire nihiliste où sa propre identité disparait. Ainsi, il répond bien souvent en se désengageant totalement. Le "je" ne semble pas faire parti de son vocabulaire. »

Ce n'est pas ce qu'il cherche. Et la bande se remet à grésiller.

« Le cas de Jac semble s'aggraver. Durant notre séance d'aujourd'hui, Jac a laissé place à un tout autre symptôme. Un Mr Cat sorti de nulle part... »





asile de rosewood, (mois) 1950


- Jac installe toi..
- Où est Alice ?
- Qui est Alice Jac ?

Tu vois alors apparaitre au-dessus de la tête du psychiatre, un large sourire semblable à un croissant de lune. Il est beau, il est rayonnant ce sourire. Tu te perds, tu sombres et tu deviens invisible. Pas littéralement, qui peut devenir transparent ? Mais tu le sens, tu as l’impression d’être autre, d’être là sans y être vraiment. Tu ne vois alors que lui, qui te fixe, qui te sourit à toi et rien qu’à toi. Un simple mot te déconnecte de cette réalité dont tu es bien trop souvent absent. Alice. Oui, tu cherches Alice depuis longtemps maintenant, comme un objet convoité, une chose que tu as perdu au détour d’un chemin. Le sourire le sait. Le sourire voit tout. Il entend tout. Il comprend tout. Toi, tu ne sais pas.

- Qui est Alice ?
* Qui est Alice ? *
- Chut. Mr Cat cherche.
* Chut il cherche ! *
- Qui ?
* Alice ! *
- C’est qui Alice ?
* La boite à malice ! *

Tu éclates de rire, sans trop savoir pourquoi. Tu trouves juste ça drôle. Oui, le sourire, il est drôle ! Il aime les jeux de mots et les devinettes. Toi, tu aimes bien y répondre et l’écouter. Le psychiatre te regarde l’air grave, mais tu n’y fais pas attention. Discuter avec toi est devenu chaotique. Tes délires et tes hallucinations sont trop fournies et complexes pour qu’il puisse extraire ce qu’il souhaite. Tes phases asymptomatiques se font de plus en plus rare, voir inexistante. Tu vis dans ton délire, et c’est un combat incessant contre l’absurde. Contre cette maladie envahissante qui te ronge de l’intérieur. Au fond, tu es pas le plus dangereux mais t'es certainement l'un des plus déconnecté de la réalité.

- Comment tu te sens aujourd’hui Jac ?
- Mr Cat a disparu.
- Jac.. Nous en avons déjà parlé. Tu es bien là comme cette chaise, comme moi et comme n'importe qui ici.
- Mr Cat a disparu. Répètes-tu, sans vraiment entendre ce que ton psychiatre te dit.

Et tu te lèves d’un coup. Parce que oui, tu veux lui montrer que tu disparais parfois du monde. Ca ne t’angoisse pas vraiment et c’est d’autant plus inquiétant pour cet homme en blouse blanche qui te suit des yeux. Il a du mal à suivre tes phases de délire : désorganisé et décousu. Pourtant, il essaye, c’est son métier. Tu restes alors figée sur place et tu fixes le sol, les yeux rêveurs. D’un point de vue extérieur, tu es debout à côté de la chaise. . Mais ta vérité est tout autre.. Comme souvent. Comme toujours.

- Jac revient t’asseoir.
- Oh ! Vous voyez !

Tu tends le pied qui passe à travers la chaise que tu imagines voir. C’est réel pour toi. Elle est bien là, tu es convaincu de son existence. Parce qu’après tout, toi, tu vois ce que les autres ne voient pas. Tu tends ensuite la main devant toi et elle disparait. Tu la secoues, elle réapparait. Alors, tu recommences et ça semble t’amuser. Pour toi, c’est comme si tu n’étais plus là, que tu n’existais plus : que tu étais devenu invisible.

* Comme moi *
- Non.
* Comme toi ? *
- Comment va faire Mr Cat s’il n’est plus là ? Personne ne le verra.
* Si moi *
- Où
* Ici *
- Je ne peux pas t’aider si tu ne me parles pas Jac.
- Une main sans une main n’est pas une main ? si ?
* C’est une sans-main *
- Une sans-main.. (l'idée te plait) alors, Mr Cat est un sans-personne.
- Un sans-personne ? Qu’est-ce qu’un sans personne Jac ?
- C’est comme ça. Il est là mais on le voit pas. Enfin non ! Il est pas là, on le voit pas. Non. Si. Enfin c’est un sans-personne…Où est Alice ?

7 septembre 1940, londres.

Au loin, tu entends les sirènes qui grondent. Elles sifflent et résonnent dans un vacarme incessant, qui te vrille les tympans. Malgré les mains de ta mère plaquées sur tes oreilles, le bruit s’imprègne en toi, aussi vite que le poème que tu as appris la semaine dernière. Inquiet et apeuré, tu relèves les yeux sur ta mère dont le regard embué, te cloue sur place. La peur s’insinue davantage, comme un vil serpent et ton pouls ne cesse de s’accélérer. Tu sais bien ce que signifie ces longues sirènes.. Tu as vite compris qu’après elles, venaient les bruit sourds et les cris, les hurlements et la fumée. Tu as vite compris qu’après les sirènes, il y avait toujours des hommes qui cherchaient les gens dans les décombres, que des enfants pleuraient parce qu’ils étaient seul, et que partout, on guettait le ciel de peur d’y apercevoir des avions allemands.

Soudain, tes yeux s’écarquillent.

- Où est Alice Maman ?
- Je ne sais pas chéri.

Mais déjà, les bombes s'abattent sur Londres. Elles sifflent et répandent leurs auras macabres dans les rues désertes, dans les ruines de pierre déjà saignées. Tu as soudain envie de disparaitre et de ne plus entendre ta mère te dire que ça va aller. Tu fermes les yeux aussi fort que tu le peux et tu te perds dans ton imagination, là où personne ne peut t'atteindre, là où le silence règne d'une main de maître. Il est plus simple pour toi d'être là-bas. Ta respiration se fait plus calme, elle s'apaise lentement tandis que tu t'enfonces dans tes rêveries de jeune garçon de dix ans.

Et puis, tu l'entends. Cette voix de fillette. Tu l'entends qui t'appelle, qui crie ton nom parmi le vacarme assourdissant. Jac. Jac. Jac. Tu reconnais la voix d'Alice et tu te figes sur place, frappé par un éclair sans nom. Alice, c'est la petite fille qui habite à côté de chez vous. C'est la petite fille avec qui tu partages ton goûter. C'est la petite fille avec qui tu joues à cache-cache dans le dos de vos parents. C'est la petite fille qui te fait sourire jusqu'aux oreilles. Jac où tu es ? Tu lances un regard à ta mère. Elle ne te répond pas, elle a les yeux vides d'avoir trop pleuré. Elle aussi est perdue quelque part, bien loin pour te sauver toi, pour vous sauver vous. Alors, tu n'as pas d'autre choix que de courir ! C'est toi qui sauvera Alice.. ou plutôt, c'est ce que tu veux faire. Tes jambes engourdies par la peur ne répondent plus. Tu ne peux pas bouger parce que tu es fixé au sol par une force invisible, tu peux sentir son poids sur tes frêles épaules. Pourtant, tu aimerais.. Tu voudrais courir jusqu'à la porte et crier à Alice que tu es là et qu'elle aussi doit venir se cacher, que ce n'est plus un jeu. Mais tu restes là et tu l'entends pleurer, appeler son père et puis soupirer ton nom. Tu ne viendras pas l'aider à trouver son chemin. Tu plaques de nouveau tes mains sur tes oreilles.. Tu ne veux plus l'entendre elle non-plus. Tu ne veux plus rien entendre...

Et Jac disparut.

Ce jour-là aurait pu être un jour de joie ou bien même un jour peine. Un jour semblable à tous les autres, où simplement les secondes s’accrochant aux heures auraient fait tourner l’horloge du temps. Il aurait pu être banal, ce jour de septembre. Il aurait pu .. oui il aurait pu. Pourtant, il fut l’aube de ta chute, de ta descente dans la folie, dans les enfers de l’inconscient.

***

mai 1948
de mme ashmore à mme catfield.


« Ma très chère amie,

Comme convenu avec vous dans nos derniers échanges, j'ai pris mes dispositions. L'asile de Rosewood semble être l'endroit approprié pour Jac. Je crois sincèrement et honnêtement qu'ils seront faire face aux malheurs de votre fils, qui je l'espère se rétablira vite de ses maux. Le médecin n'en semble pas convaincu. Je crains malheureusement avoir trop attendu ces huit dernières années, le laissant seul dans ses affabulations grotesques. Et bien qu'il clame sans cesse son innocence quant à l'étendue de son aliénation, la guerre a semble-t-il laisser bien des ravages..

N'aurais-je pas dû voir ses sourires étranges quand la situation ne s'y prêtait guère ? Aujourd'hui alors qu'il est trop tard, je me souviens de l'avoir entendu rire à l'enterrement de ce vieil oncle dont j'ai oublié le nom. Bien qu'il fût puni pour cela, je comprends dès lors qu'il n'était en aucun cas conscient de ce qui convenait de faire ou de ne pas faire. N’aurais-je pas dû voir là aussi, ces longs monologues qu’il semblait réciter dans le vent du haut de son arbre ? N'aurais-je pas dû, en bonne amie, veiller à ce que cette douce folie ne s'apaise enfin ?

Je crains de n’avoir guère été d’une aide aussi précieuse que le déclarait vos lettres. Huit ans se sont écoulés depuis que Jac nous a rejoints, ici en Amérique, non sans mal. Mais huit ans n’ont point suffit à votre fils pour échapper à Londres et à ces funestes souvenirs. Il me peine de ne le savoir que maintenant.

Je vous prie de croire que malgré tout, votre fils bien aimé se porte bien et qu’il sera dès à présent entre de bonnes mains. »


Entre de bonnes mains... C’est un doux euphémisme.
Cette lettre te mènera aux portes de l’enfer. Là, où la folie est partout. Présente ici et là, dans les moindres recoins
Mais tu n'es pas fou, toi ! Ou peut-être bien que si !